jeudi 26 février 2009

Épisode 33 Je m’en vais directement en enfer des enseignants…

Une fois les élèves en classe, dérangés par un retardataire ou deux… ou six, nous commençons à travailler et à apprendre des choses.

Les savants de l’éducation nous disent qu’on n’apprend qu’en situation authentique. La réforme, c’est ça : c’est s’arranger pour placer les élèves dans des situations où ils ont à se débrouiller seuls pour arriver à une solution. On ne donne pas nécessairement le contenu tout d’un coup aux élèves; on s’arrange pour qu’ils aillent le chercher par eux même, qu’ils le découvrent, qu’ils fassent un effort et, ainsi, qu’ils le retiennent pour de vrai!

Qu’est-ce que ça veut dire pour le commun des mortels? Exemple :
Elaine va 5 fois à la Coop pour acheter
3 sacs de chips et 2 biscuits,
Ça fait combien en tout? 15 chips et 10 biscuits
(+ un sérieux problème de gras trans, mais bon, passons...)
Comment est-ce qu’on peut traduire cette situation en phrase mathématique?
(3c + 2b) . 5 = 15c + 10b Belle intiative (d'autres auraient été aussi bonnes), bravo!

Et si l’élève a su résoudre le problème quelques fois, il saura encore réussir l’opération mathématique dans d’autres situations. C’est ça, être compétent. Ce n’est pas savoir tout par cœur, c’est savoir utiliser les ressources nécessaires pour arriver à la résolution de la situation.

Sauf que c’est pas comme ça que j’enseigne.
Pas de situation grandiose pour faire l’excavation de chaque nouvelle notion.

Évidemment, je donne toujours quelques exemples. Dans le cours de français, je fonctionne beaucoup par projet. Mais j’enseigne encore les sciences, les maths et l’informatique « de la mauvaise manière », en demandant d’aligner les calculs décharnés dans des cahiers 3 trous, à noircir les pages et à répéter des mantras hermétiques donnés tout cuits dans le bec. Je vais aller en enfer, en enfer des profs : je fais faire du « cahier d’exercice », j’exige de faire d’innombrables des répétitions… Tu écoutes, tu copies. Cours magistral, toujours. Je donne en bloc des petites notions prémâchées. Répétées plusieurs plusieurs fois (les retardataires entrent à tout moment, sans compter les absents de la journée…). « La mesure de l’hypoténuse est égale à... OK? Ok! Calculez les côtés des 56 000 triangles suivants : GO! » Chacun à son rythme, j’interviens individuellement en fonction des besoins. J’accorde le privilège d’écouter son iPod 15 minutes si ça travaille bien. On s’aide souvent en équipe de deux ou de trois, en français, en anglais et en inuktitut, je ne suis pas regardante. Compétition de gomme-balounne pour tout le monde si tous terminent les exercices du chapitre aujourd’hui… Pourvu que ça pitonne sur les calculatrices et que les pages des cahiers se remplissent, dans une bonne humeur relative.

Sympathique ambiance? Et bien non, en fonction du nouveau paradigme en éducation, je suis le diable incarné… Mes élèves n’apprendront jamais, à en croire les théoriciens.

Quoique… peut-être que je n’irai pas en enfer, juste au purgatoire parce que le programme de la commission scolaire Kativik demande encore qu’on enseigne en fonction d’atteindre des objectifs sans nécessaires mises en situation (comme « avant » quoi!). En vertu de la loi sur Loi sur l'instruction publique pour les autochtones cris, inuit et naskapis, la commission scolaire Kativik a la responsabilité de bâtir ses propres programmes et, si elle fait présentement d’immenses efforts pour s’arrimer à la réforme des compétences, ils restent quand même très « traditionnels » pour l’enseignement des sciences et des maths pour l’instant. Ok, mon employeur me donne sa bénédiction, je plonge dans le bénitier surtout que…

Je vais vous dire en secret … Chut…
Si les bonzes de l’éducation pointent du doigt les cahiers d’exercices sans mise en situation, beaucoup de mes élèves aiment ça jouer avec les chiffres et les graphiques qui ne veulent rien dire! M’écouter parler, répondre a la questions simple posée ensuite. Mécanique, peut-être, mais c'est notre dynamique à nous. Ça les sécurise que je leur demande de trouver la mesure de 56 000 triangles plutôt que de m’expliquer d’où ça vient et à quoi ça sert. Leur capacité de lecture n’étant pas des plus aiguisées, leur demander de faire une recherche sur la mesure du ruban qui va d’un coin d’un terrain de tennis au coin opposé, même dans un tout petit texte, leur demanderait des efforts compréhension écrite immense avant d’attaquer la notion mathématique. Oui, c’est génial, on travaillerait la lecture ailleurs que dans leur cours de langue seconde… mais on finirait par ne faire que ça! Alors, pourquoi ne pas enseigner comme on nous a appris quand nous étions à l’école? Ça a bien fonctionné pour nous, et on n’est pas tout à fait con après tout!

***

Je les ai mis dehors de mon cours, l’autre jour : allez ouste, à la récréation, rangez les cahiers et les crayons, merci et à demain. J’ai quitté ma salle de classe pour aller visiter mon amie la photocopieuse quelques instants, je reviens et Lydia (nom fictif), mon ado caractérielle toute enceinte, est revenue s’installer à son pupitre, elle avait repêché son cahier d’exercice de la pile, en pleine récré, pour terminer la page d’algèbre qu’elle avait laissée en plan (multiplication de polynôme par polynôme). Elle aime ça, faire ces exercices-là. Comme d’autres aiment faire des mots-croisés et des sodokus, ce groupe d’élève s’est donné le défi de l’algèbre et elle tient à garder sa longueur d’avance, sa rapidité d’exécution : elle veut se pratiquer pour être meilleure que les autres.

Et elle pianote en alignant les x et les y qui ne veulent rien dire de plus que x et y… C’est quoi ça, si c’est pas une situation authentiquement géniale?

Je m'en vais en enfer, mais j'ai vécu à ce moment précis 5 petites secondes au paradis.

7 commentaires:

Elias a dit...

Merci,

Maintenant je sais c'est quoi un cahier d'exercice. Je me demandais c'était quoi et comment il pouvait stimuler la compétition.
Salutations

Elaine B. a dit...

Je me demandais,

L'esprit de compétition dans un village de 250 habitants, ça rime à quoi? Ça se traduit comment?

Faudrait que tu nous reviennes là dessus.

J'ai hâte de te voir!

Anonyme a dit...

Je viens de découvrir ton blog en faisant une petite recherche sur les enseignants du Nunavik. Tout d'abord, bravo ! C'est très intéressant. J'ai toutefois une petite interrogation : est-ce que tu nous épargnes des situations plus difficiles que tu vis ou toutes tes journées sont relativement bonnes ? Avec toutes les histoires d'horreur que j'ai entendues sur différentes communautés (téléphones obscènes durant la nuit, essence dans le réservoir d'eau, maisons démolies et vols, etc.) , je trouve tes propos beaucoup plus positifs et rafraîchissants :)
Merci de bien vouloir m'éclairer !

Catherine et Marie Aboumrad a dit...

Salut Anonyme!
Oui, c'est vrai, j'écris mes aventures de manière positive.
1) parce que le Nunavik a assez de publicité horrible, sur le taux de décrochage scolaire, sur les toxicomanies, sur l'horreur qu'on fait vivre aux profs, je ne me sens pas la mission d'avoir a en rajouter sur la toile!
2) parce que ça me fais du bien, une fois par semaine, de me concentrer sur mes histoires positives et drôles, sur mes petites victoires en classe ou dans mon apprentissage de la vie nordique.
3) parce que oui, des élèves sont venus briser une fenêtre de ma maison, une nuit de septembre. Oui j'ai été traitée de tous les noms (en 3 langues!) en classe. Oui c'est pas toujours la joie, mais, somme toute, j'aime bien mon expérience ici!

Et puis, tu sais, être enseignant, il y a nulle part ou c'est réellement facile... Et c'est bien parce que ce n'est pas facile que c'est un défi intéressant, l'enseignement! : ) Salut!

Martin le Prof a dit...

Inquiète-toi pas, tu seras pas seule en enfer, puisque presque tous les enseignants que je connais (surtout en science et math!) font comme toi et moi...

La Shirley a dit...

Pourquoi n'étiez vous pas là quand j'allais à l'école vous ?
Voici un petit cadeau de rien :

http://megotzille.blogspot.com/2009/02/que-le-fruit-de-votre-travail-soit-beni.html

Merci

Unknown a dit...

Salut miss!! olala... si on va en enfer quand on utilise un cahier d'exercices en classe et bien je suis rôtie d'avance!!!!

Tu sais, je pense que je suis plus "traditionnelle" que toi dans mon enseignement (pour t'avoir vue préparer tes cours pendant une année complète à ma droite et t'avoir entendue déblatérer sur plein de sujets....) et moi je n'ai pas l'excuse de "L'éloignement oblige un programme différent" et je considère n'être pas si pire que ça alors ne stress pas trop avec ton cahier!!!! Au sud, il redevient pas mal populaire.... hihi!!!