Les savants de l’éducation nous disent qu’on n’apprend qu’en situation authentique. La réforme, c’est ça : c’est s’arranger pour placer les élèves dans des situations où ils ont à se débrouiller seuls pour arriver à une solution. On ne donne pas nécessairement le contenu tout d’un coup aux élèves; on s’arrange pour qu’ils aillent le chercher par eux même, qu’ils le découvrent, qu’ils fassent un effort et, ainsi, qu’ils le retiennent pour de vrai!
Qu’est-ce que ça veut dire pour le commun des mortels? Exemple :
Elaine va 5 fois à la Coop pour acheter
3 sacs de chips et 2 biscuits,
Ça fait combien en tout? 15 chips et 10 biscuits
(+ un sérieux problème de gras trans, mais bon, passons...)
Comment est-ce qu’on peut traduire cette situation en phrase mathématique?
(3c + 2b) . 5 = 15c + 10b Belle intiative (d'autres auraient été aussi bonnes), bravo!
Sauf que c’est pas comme ça que j’enseigne.
Pas de situation grandiose pour faire l’excavation de chaque nouvelle notion.
Évidemment, je donne toujours quelques exemples. Dans le cours de français, je fonctionne beaucoup par projet. Mais j’enseigne encore les sciences, les maths et l’informatique « de la mauvaise manière », en demandant d’aligner les calculs décharnés dans des cahiers 3 trous, à noircir les pages et à répéter des mantras hermétiques donnés tout cuits dans le bec. Je vais aller en enfer, en enfer des profs : je fais faire du « cahier d’exercice », j’exige de faire d’innombrables des répétitions… Tu écoutes, tu copies. Cours magistral, toujours. Je donne en bloc des petites notions prémâchées. Répétées plusieurs plusieurs fois (les retardataires entrent à tout moment, sans compter les absents de la journée…). « La mesure de l’hypoténuse est égale à... OK? Ok! Calculez les côtés des 56 000 triangles suivants : GO! » Chacun à son rythme, j’interviens individuellement en fonction des besoins. J’accorde le privilège d’écouter son iPod 15 minutes si ça travaille bien. On s’aide souvent en équipe de deux ou de trois, en français, en anglais et en inuktitut, je ne suis pas regardante. Compétition de gomme-balounne pour tout le monde si tous terminent les exercices du chapitre aujourd’hui… Pourvu que ça pitonne sur les calculatrices et que les pages des cahiers se remplissent, dans une bonne humeur relative.
Sympathique ambiance? Et bien non, en fonction du nouveau paradigme en éducation, je suis le diable incarné… Mes élèves n’apprendront jamais, à en croire les théoriciens.
Quoique… peut-être que je n’irai pas en enfer, juste au purgatoire parce que le programme de la commission scolaire Kativik demande encore qu’on enseigne en fonction d’atteindre des objectifs sans nécessaires mises en situation (comme « avant » quoi!). En vertu de la loi sur Loi sur l'instruction publique pour les autochtones cris, inuit et naskapis, la commission scolaire Kativik a la responsabilité de bâtir ses propres programmes et, si elle fait présentement d’immenses efforts pour s’arrimer à la réforme des compétences, ils restent quand même très « traditionnels » pour l’enseignement des sciences et des maths pour l’instant. Ok, mon employeur me donne sa bénédiction, je plonge dans le bénitier surtout que…
Je vais vous dire en secret … Chut…

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Je les ai mis dehors de mon cours, l’autre jour : allez ouste, à la récréation, rangez les cahiers et les crayons, merci et à demain. J’ai quitté ma salle de classe pour aller visiter mon amie la photocopieuse quelques instants, je reviens et Lydia (nom fictif), mon ado caractérielle toute enceinte, est revenue s’installer à son pupitre, elle avait repêché son cahier d’exercice de la pile, en pleine récré, pour terminer la page d’algèbre qu’elle avait laissée en plan (multiplication de polynôme par polynôme). Elle aime ça, faire ces exercices-là. Comme d’autres aiment faire des mots-croisés et des sodokus, ce groupe d’élève s’est donné le défi de l’algèbre et elle tient à garder sa longueur d’avance, sa rapidité d’exécution : elle veut se pratiquer pour être meilleure que les autres.
Je m'en vais en enfer, mais j'ai vécu à ce moment précis 5 petites secondes au paradis.